Souvenirs de Sidi-bel-Abbes
Les deux mains dans les poches de son pantalon, les pans de veste rejetés vers l’arrière, il arbore fièrement son pull jacquard, se dandine légèrement d’une jambe sur l’autre, tire sur le pli du pantalon et d’un mouvement du menton, une moue entendue, il fait aller le rang d’élèves. Il doit sucer un bonbon, une pastille, un remède contre la toux, cela lui permet un temps de réflexion ; nous devinons sa langue allant et venant, gonflant sa joue. Animé d’un perpétuel mouvement, il va, vient, dans la salle de classe, accélère le pas entre les rangées, sur l’estrade, tout le long du tableau, les deux mains toujours dans les poches, toujours tirant vers le haut les plis du pantalon : est-il trop long ce pantalon ? Sous l’arcade lourde, tombante, l’œil est vif,
petit, rond, noir, tour à tour interrogatif, excédé ou pétillant de malice ; il porte le cheveu court en légère brosse, un semblant de houppette sur le devant ; le nez long, mince, est prolongé par le menton proéminent, légèrement en galoche, prompt à animer le débit d’une bouche au ton goguenard. Le personnage est fantasque, badin ; les sautes d’humeur, spectaculaires, imprévisibles. Le cours est ponctué par des commentaires écrits sur le tableau ; par moments, lassé par un regard interrogateur, il agrémente le texte de délicieux dessins vifs, alertes, véritables BD, et je lui envie ce talent. Les bâtons de craie jouent entre ses doigts agiles, petites jongleries qu’il interrompt soudain pour lancer à la volée, un, deux, trois petits morceaux, à la tête du distrait ; le sourcil dressé, le ton furibard, il feint une terrible colère ; agacé, il invective l’ignare, et accablé par tant d’incurie, finit par le plaindre en un sourire entendu : est-il sérieux ? Pas le temps de s’interroger ; il n’est pas souhaitable de s’attirer ses foudres, d’être l’objet de son déchaînement ni le centre d’une vindicte souvent cruelle quand vient le temps des corrections et de leurs commentaires. C’est à ce prix que j’ai découvert tout l’extraordinaire de ce personnage : réussir en quelques mois à m’inculquer les bases d’un savoir qui me fuyaient depuis des années, réussir à s’attirer mon affectueuse considération.
Georges Winum : portrait d'un prof
en 1937, élève au lycée Lamoricière d'Oran (photo Alexandre Perlès /Oran des années 50)